LA COHABITATION, comédie politique en deux actes.Extrait. © ANDRÉ BÉGUIN 1998
Personnages : Élisabeth, Dieudonné, son époux, Oberland, secrétaire d'Élisabeth Les deux actes se déroulent dans le même décor : un bureau de travail avec une table chargée de dossiers, au premier plan. La table est dirigée vers le public afin que celui qui est assis soit de face. Sur les côtés, un divan, des chaises, des étagères de livres. Dans le fond, deux portes, l'une à droite, ( bureaux ) l'autre à gauche ( privé ). ACTE I Au lever du rideau, Élisabeth est affalée devant son bureau, face au public, la tête plongée dans ses bras. Elle sanglote. On frappe à la porte de gauche, fermée à clé. On frappe de nouveau et on essaye d'entrer. On frappe une troisième fois. Elle ne répond pas. Dieudonné - ( derrière la porte ) Élisabeth,
je vous en prie, ouvrez-moi!... Élisabeth, répondez-moi...
Je sais que vous êtes là... Je suis aussi malheureux que
vous, vous savez... Peut-être plus, même!... Laissez-moi donc
vous consoler, au moins... votre peine sera moins grande!... Élisabeth,
je ne vais tout de même pas enfoncer la porte!... Élisabeth - ( Élisabeth, les joues en larmes, relève brusquement la tête ) Ah! Laissez l'histoire en repos, je vous prie!... Dieudonné - Si c'est cela qui vous tourmente, ne vous inquiétez pas!... L'histoire ne retient que ce qu'elle veut... Élisabeth - Ah! Je la connais l'histoire!... C'est justement ce qu'elle ne voudra pas oublier!... Dieudonné - Mais aussi, mon amie, quelle idée d'avoir voulu cette di... Élisabeth - ( Élisabeth pousse un cri strident ) Ah!... Taisez-vous!... Taisez-vous! Je vous interdis de prononcer ce mot devant moi! Dieudonné - Mais je n'ai rien prononcé... Je n'ai rien prononcé Élisabeth!... Je me permettais simplement de remarquer que... l'opération, dans laquelle vous vous étiez lancée, était peut-être intempestive... Élisabeth - ( elle se lève et crie ) Non!... Mon opération était indispensable!... Mais vous n'avez cessé de me critiquer, de me décourager et c'est de votre faute si les résultats ne sont pas ceux que j'étais en droit d'espérer... Et maintenant, vous ne trouvez rien de mieux que de me dire : "Voyez!... Je vous l'avais bien dit!... Il fallait m'écouter!..." Dieudonné - Mais pas du tout, Élisabeth, je ne vous ai pas dit ça... Je vous ai dit que c'était une drôle d'idée d'avoir prononcé la di... Élisabeth - ( Elle crie ) Ah!... Vous recommencez! ( elle se lève, furieuse et va, d'un pas saccadé, jusqu'à la porte, qu'elle ouvre nerveusement ) Redites-le ce mot!... Redites-le!... ( elle lève la main sur Dieudonné qui entre souplement en faisant signe, les deux mains levées, qu'il ne dit rien ) Redites-le! Dieudonné - ( très digne ) Ma chère,
vous dépassez vos prérogatives... La main levée ne
s'utilise que pour certains votes... Et si ce mot vous fait si peur, que
la chose ne vous Élisabeth - Et croyez-vous que je ne comprenais pas vos insinuations, vos allusions?... Pensez-vous qu'on ne me rapportait pas les critiques grossières que vous n'arrêtiez pas de faire?... Combien de fois mes collaborateurs se sont plaints de l'air sardonique que vous affichiez lorsqu'on évoquait les suites possible de cette... de cette... Dieudonné - De cette quoi?... Vous voyez combien il est difficile de ne pas appeler les choses par leur nom... Élisabeth, écoutez-moi... je pense que vous avez tort de ne pas vouloir regarder votre mot en face, bien dans les yeux!... Il ne vous effraie que parce que vous lui attribuez un pouvoir et que vous l'assimilez au résultat qu'il a provoqué... À mon sens, il vaudrait mieux que vous preniez quelque distance à son égard... Que vous le traitiez au contraire par dessus la jambe... que vous le chantonniez... tenez, par exemple... la... ( il chantonne le "mot", la bouche fermée )... Élisabeth - Vous vous trouvez peut-être drôle? Dieudonné - Mais non, Élisabeth, j'essaye
de vous aider... Je vous vois tellement paralysée avec un mot si
banal, si courant... ( à part ) Et qui va, d'ailleurs, devenir
encore bien plus courant... Il faut vous y faire, ma chère!...
Ce mot, que vous redoutez tant, vous allez devoir l'écouter dans
les conversations et le lire dans vos revues de presse... Vous n'aurez
pas plutôt allumé votre radio ou votre télévision
que vous l'entendrez répété, commenté, disséqué...
Allons, soyez raisonnable, Élisabeth!... Tenez, voulez-vous conjurer
le mauvais sort que vous attachez indûment à ce nom très
commun : prononcez-le en articulant et vous verrez comme il est peu de
chose... Je vous jure que de l'avoir dit une fois lui aura retiré
cette puissance magique et maléfique que vous croyez qu'il possède...
Allez, Élisabeth... ( très doucement ) Dites-le ce mot...
Dites-le... Élisabeth - Ah! J'ai peur! Dieudonné - C'est ce mot seul qui vous fait peur!... Écoutez, Élisabeth, en voilà assez!... Vous faites un caprice!... Et puisque c'est ainsi, je vais compter jusqu'à trois... Si vous ne l'avez pas dit à trois, votre mot, eh bien, moi, je le dirai!... Je le dirai!... Je le dirai à ce fauteuil, à cette étagère!... Je le dirai à ce divan, à la fenêtre!... Pas à vous, Élisabeth!... Oh, pas à vous!... À vous, je ne dirai rien!... ( décidé ) Attention, je compte!... Un... deux... trrrrrrrrrrr... Élisabeth - Non!... Je vous en prie, Dieudonné, ne dites rien!... Je vais le dire... Je vous le promets... Je vais le dire... Dieudonné - ( sec ) J'écoute!... ( ironique ) J'écoute... Bon... Eh bien, cette fois, vous m'y aurez forcé... Élisabeth - Non! Je le dis!... ( crié ) La dissolution!... ( moins fort, à toute vitesse ) la dissolution, la dissolution, la dissolution ( de plus en plus nerveusement ) la dissolution, la dissolution, la dissolution ( en pleurant ) la dissolution, la dissolution... ( elle s'effondre dans les bras de Dieudonné et sanglote ) La di... sso... lu... tion... on... on... on... ....
La suite du texte est disponible à
la Galerie André Béguin
|
||