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ACTE I

SCÈNE 1

Le récitant - C'était au temps où le diable avait encore besoin de venir lui-même sur terre pour arracher les âmes. En l'an de grâce 1518... ou 1523... ou 1526... - les historiens ne sont pas unanimes - Satan, lassé de n'avoir réussi, depuis presque cent ans, à circonvenir aucune âme de la ville de Saint-Genou-sur-Oprobe, remonta du fond de son enfer et, en compagnie de son serviteur Lassani, se dirigea vers les remparts de la cité...

Le diable - ( apparaissant côté cour - c'est un gros homme, le ventre avancé, fort bien habillé, dont la tête est recouverte d'un turban - il tient un fouet assez court qu'il fait claquer ) Allez! Dépêche-toi, Lassani! Il faut que nous arrivions au plus tôt, sinon nous aurons peine à entrer dans la ville. Ils en ferment les portes au coucher du soleil!

Lassani - ( encore en coulisse ) Je suis fatigué, mon bon maître! ( apparaît un être un peu difforme, sale, secoué de tics, qui traîne un sac ) Cette remontée a été si rude et le changement de température si brutal! ( il s'approche du diable )

Le diable - Ah! Ne t'approche pas si près de moi! ( il le fouette ) Tu sens mauvais! J'ai pourtant l'habitude de bien des pestilences!... mais la tienne!... Depuis quand ne t'es-tu lavé?

Lassani - Depuis trois mois, mon bon maître!

Le diable - Tu mens! ( il le fouette ) Je me demande pourquoi tu continues à me mentir puisque tu sais que je connais tout de toi!

Lassani - C'est vrai, mon bon maître! Je ne me suis pas lavé depuis trois ans... depuis ce jour où vous m'aviez si fort morigéné parce que je m'étais roulé dans le caca... ( ils vont vers le côté jardin - des éléments du décor se déplacent, afin de donner l'impression qu'ils marchent - Lassani suit le diable à un mètre )

Le diable - Quel plaisir as-tu donc à te salir ainsi?! Ce n'est pas parce qu'on est damné qu'on doit être sale. Regarde-moi : je veille particulièrement à ma toilette.

Lassani - Je ne me roule pas dans le caca par plaisir, bon maître, mais pour accomplir les obligations de ma nature et vous avez bien su me choisir parce que vous étiez sûr que je ne répugnerais à aucune des plus méchantes besognes que vous me demanderiez. Et Dieu sait si vous m'en demandez des sales besognes!

Le diable - Ah! Tais-toi! ( il montre le ciel et le fouette ) Je t'ai déjà dit que je ne voulais pas que tu emploies cette expression!... ( un silence ) Je dois reconnaître, en effet, que lorsque je t'ai connu, je n'avais pas rencontré depuis longtemps un tel attrait pour l'ignominie! Manger sa petite sœur comme tu l'as fait, alors même que tu n'avais plus faim, m'avait déjà étonné, mais quand je t'ai vu découper ta grand'mère au tison, je me suis dit que tu ferais effectivement un bon serviteur dans mon enfer! Et pourtant, il en faut pour m'étonner! J'en ai vu, depuis...

Lassani - Depuis ce fameux jour où vous vous révoltâtes...

Le diable - ( se retournant et fouettant Lassani ) Vas-tu te taire! Tu sais bien que je ne veux pas qu'on évoque ce jour!

Lassani - Fouettez-moi encore, mon bon maître! ( il se rapproche )

Le diable - Ah! L'odeur!... Éloigne-toi!...Tiens, marche derrière moi... Mais marche! Ou tu traînes ou tu colles!... Ah! parfois, j'ai bien envie de me passer de tes services!

Lassani - ( avec un air sadique ) Et comment feriez-vous, mon bon maître, sans moi?... pour salir, pour corrompre, pour compromettre, pour instiller la haine ou le désir?...

Le diable - Oui... Oh! remarque bien que tu n'as pas été si brillant pour pervertir les âmes de Saint-Genou-sur-Oprobe et il faut que je m'en occupe moi-même!... Pas une âme depuis bientôt cent ans!... Dans deux jours, cela fera juste cent ans!... Je ne comprends pas ces gens. Ils forniquent pourtant comme des forcenés, surtout lorsqu'ils sont ivres... Ils bâfrent! Ils mentent! Mais c'est bizarre, ils n'aiment ni souffrir ni faire souffrir! Dans cette drôle de ville, il n'y a jamais de viols parce que toutes les femmes sont consentantes, pas de sodomie sinon par erreur, pas de voyeurs parce que ça ne leur suffit pas, et je ne vois jamais le pire des mécréant mourir sans s'être repenti de ses fautes. Ils attendent toujours le dernier moment, mais ils se repentent!

Lassani - Vous n'avez pas de chance avec cette ville, mon bon maître!

Le diable - Voilà! Tu l'as dit! Je n'ai pas de chance!

Lassani - On se demande ce que vous avez fait au bon Dieu...

Le diable - Ah tais-toi! Insolent!... Ah! Et puis tu m'énerves!... Tu me fais oublier l'objet de ma mission... Je ne me souviens même plus de la dernière âme que j'avais eue à Saint-Genou...

Lassani - C'était celle d'un saucissonneur de Vendredi saint, mon bon maître. Il avait mangé trois saucissons, un boudin à l'ail, six saucisses, deux andouilles, plus un demi pâté de lièvre, le tout arrosé avec trois pintes de vin rouge, une de vin de paille et quatre verres d'eau de vie... puis il avait sauté sa servante et il était mort dans la nuit, en plein sommeil... sans repentir.

Le diable - Eh bien voilà une bonne conduite, au moins! Ça me revient maintenant... Depuis quelque temps il me semble que je perds un peu la mémoire... L'autre jour, j'ai bien mis cinq flammèches pour me souvenir de la formule qui me permet de disparaître dans l'instant, si l'on risque de me reconnaître... J'ai eu froid!

Lassani - C'est même moi qui vous l'ai rappelée, la formule, mon bon maître...

Le diable - C'est vrai! Je me rappelle... Ah! Lassani, que tu serais un bon serviteur si tu sentais un peu moins mauvais!... Mais au fait, j'y pense... tu ne vas pas pouvoir te présenter dans cet état... Tu es capable de me faire tout rater! Il faut que tu te laves.

Lassani - Que je me lave! Ah! non, mon bon maître! Pas encore se laver!

Le diable - Tu vas te laver, te dis-je! ( il lève son fouet )

Lassani - ( pleurnichant ) Pourquoi donc me punir ainsi, je n'ai pourtant rien fait de bien!... Battez-moi plutôt, mon bon maître! Fouettez-moi! Tuez-moi plutôt!
( il ramasse une pierre et la tend au diable ) Tenez! Lapidez-moi!... J'aimerais tant que vous me fassiez souffrir!

Le diable - ( furieux ) Ah! Ne me provoque pas! ( il prend la pierre et la lance de l'autre côté d'une haie - on entend "plouf" - un moment de silence - le diable va voir au dessus de la haie, tandis que Lassani essaie de s'esquiver - le diable, d'un ton très froid : ) Lassani!... Ici!... Au pied! ( il fait claquer son fouet - Lassani revient presque à quatre pattes - il s'aplatit devant le diable qui, impassible, lui montre, le bras tendu, l'endroit où la pierre est tombée - Lassani s'y dirige à reculons et en courbant le dos - il enjambe la haie, puis lance ses vêtements un à un par dessus celle-ci - le sac est resté sur le chemin - on entend de grands bruits d'eau, qu'il fait avec ses mains et sa bouche - le diable, regardant le public : ) Lassani?

Lassani - Mon bon maître?

Le diable - Crois-tu donc que je ne te voie pas? Tu fais semblant! Plonge dans la mare!... Et vite, sinon je viens!

Lassani - Non! Non! Je plonge mon bon maître! Je plonge! ( on entend un bruit de plongeon - il crie : ) Ah! Ah! C'est affreux!... Affreux, c'est! ( il parle avec de l'eau dans la bouche, souffle et crache )

Le diable - ( tire du sac des vêtements qu'il envoie au dessus de la haie ) Tiens! Mets ça! Et ne te montre pas ici en tenue d'Adam, tu serais capable de faire fuir une assemblée d'honnêtes gens!

Lassani - ( sa tête apparaît, toute mouillée, par-dessus la haie ) Qui c'est ça Adam, mon bon maître?

Le diable - Ah! ce n'est pas à toi à faire le malin, Lassani... Viens vite, nous nous mettons en retard.

Lassani - ( franchissant la haie ) Me voici, mon bon maître.

Le diable - Bien!... Redresse-toi un peu, que je te voie... Oui, tu es un peu plus présentable... Tiens! ( il tire un petit trident de sa houppelande ) Coiffe-toi... Ah! Que ce turban me serre les oreilles! ( il enlève son turban et l'on voit ses oreilles pointues et ses cornes qu'il frotte - il remet son turban ) Il faut pourtant que je le garde! La queue fourchue, je m'en arrange... en l'entortillant autour de ma taille... Ça me chatouille bien un peu... ( il se gratte le derrière ) mais les oreilles...

Lassani - Oui, ça pourrait éveiller l'attention... ( ils se remettent à marcher - un silence )

Le diable - ( un peu gêné ) Dis-moi, Lassani, penses-tu qu'on puisse me reconnaître?

Lassani - Gros comme vous l'êtes!... Qui pourrait penser que vous êtes le diable!

Le diable - J'ai voulu être gros parce qu'un gros rassure... On voit toujours le diable sec, maigre, osseux et rouge, le crâne sous une calotte avec une pointe sur le front! Sous cet aspect, évidemment, il fait peur et l'on se méfie! Avant, quand j'étais maigre, j'inquiétais... Maintenant j'intéresse... J'ai mis longtemps à comprendre que pour me faire accepter, il ne fallait pas que je subjugue mais que je tranquillise. Je ne m'introduis plus, je ne me faufile plus, j'avance mon ventre... Vois-tu, je voudrais un jour - par ma bonne mine - arriver à faire croire que je n'existe pas... Je crois que si je parvenais à ça, j'aurais définitivement gagné la partie. J'attraperais les âmes, Lassani, ( il s'arrête ) comme on le fait des saucisses, en les enfilant dans ma broche, une à une, et les portant ensuite, surprises et hurlantes, dans les flammes de mes foyers...

Lassani - Humm!... J'entends déjà le grésillement des graisses qui s'écoulent et qui tombent, sur les braises ardentes, avec des crépitements et des pétillements!... C'est beau comme un feu d'artifice!

Le diable - ( s'exaltant ) Ah! Comme j'aime ces âmes qui ne croient qu'en les choses qu'elles touchent et en qui ont disparu les inquiétudes de l'au-delà! ( il s'arrête ) Un jour, je te le prédis, Lassani, à force de me bien déguiser, on rira de mes images et on ne me traitera plus que comme un sujet de thèse sur le sentiment de la faute ou comme un personnage de théâtre! J'aurai alors tous les droits et tous les pouvoirs!

Lassani - Bon maître, puis-je vous rappeler que vous voulez arriver à Saint-Genou avant la nuit...

Le diable - ( se remettant à marcher ) Tu as raison, Lassani... Je me laisse aller à rêver! Et déjà, le jour commence à baisser...

Lassani - Je crains même, bon maître, que nous n'arrivions pas avant la fermeture des portes de la ville...

Le diable - ( s'arrêtant ) Tiens, regarde là-bas... voilà Saint-Genou! Les remparts et les tours brillent comme des miroirs, éclairés par un dernier rayon de lumière... La ville se dresse sur la colline et, déjà, on aperçoit les lampes qui s'allument... Et chaque lampe est un foyer!... Et dans chaque foyer, il y a au moins une âme! Et chacune de ces âmes peut être à moi dès ce soir! Et regarde le château qui domine la ville, tout en haut... C'est dans la plus haute tour que le seigneur Flasque de Saint-Genou est en train de dîner en famille...

Lassani - Bon maître, nous nous mettons en retard...

Le diable - Oui, Lassani... Tu as raison... Je crois bien, en effet, qu'ils sont en train de fermer les portes... Mais, bah!... Si les portes sont fermées, nous trouverons bien quelque auberge hors les murs pour passer la nuit... Regarde un peu dans tes fiches si tu as ça...

Lassani - ( fouille dans son sac et sort un paquet de fiches qu'il consulte ) ...Saint-Genou, Saint-Genou... Ah voilà!... "Auberge de Saint-Genou, sur la Grand'Place...

Le diable - Mais pas dans la ville, imbécile!... Hors les murs!

Lassani - Hors les murs... hors les murs... Ah, ça y est!... Hostellerie du Saucisson Suprême...

Le diable - Qui est-ce qui tient ça?

Lassani - Un nommé Guéorgue... le meilleur fabricant de saucissons du pays...

Le diable - Guéorgue... Guéorgue... N'est-ce point lui qui fait disparaître les voyageurs dans son saloir?...

Lassani - ( lisant sa fiche ) Hélas, non, mon bon maître, ce Guéorgue est très mal noté... Tout juste un peu vaniteux, à peine joueur, légèrement porté sur le vin...

Le diable - Aïe!... ( regardant la fiche de Lassani par dessus son épaule ) ...Tu n'as vraiment rien de plus mécréant?

Lassani - Rien mon bon maître!... Rien d'autre hors les murs...

Le diable - Bon!... Eh bien, il faudra que nous nous en contentions!... Ah oui! ce Guéorgue me revient maintenant... Un homme simple et content de lui... sensible à la flatterie et qui, si on l'y incite habillement, ne résistera pas longtemps aux plaisir du pichet... Il me paraît cependant un peu trop naïf... il aime les fleurs, les matins de printemps, les sources... Je ne sais quoi encore... une sorte de poète... J'ai toujours eu du mal avec les poètes... Mais il peut être un truchement pour mon projet... Il y a, dans la ville, des âmes plus tortueuses qui pourront sans doute se laisser gagner par quelques manœuvres de notre cru... Ce Guéorgue, vois-tu, va me servir sans qu'il s'en doute pour que j'attrape le seigneur Flasque de Saint-Genou!... Il m'énerve celui-là avec sa bonhomie... Il a pourtant été tenté un jour d'être cruel et ce bon sentiment n'est peut-être pas enfoui trop profondément en lui... Il suffira sans doute d'une de ces étincelles dont j'ai le secret pour le remettre à jour... Allez! Lassani! La nuit n'est pas encore tombée et il reste juste assez de jour pour qu'on nous voit arriver sans s'effrayer... Ayons l'air d'un honorable marchand, accompagné de son serviteur... Redresse-toi, Lassani et abandonne pour quelque temps cet air ignoble qui traduit si bien ton âme...

Lassani - ( se redressant ) Allons, mon bon maître! J'ai hâte d'aller souiller, compromettre, exciter, corrompre tout ce beau monde!

Le diable - Avant dimanche, il me faut dix âmes, Lassani!... Au moins dix âmes! Dix, Lassani! Avec celle du seigneur Flasque de Saint-Genou!

Lassani - Nous les aurons, mon bon maître! Nous les aurons!

Le diable - Allons à l'auberge!... Dix! Il m'en faut dix! ( il fait claquer son fouet - tous deux disparaissent côté jardin )

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L'ouvrage est disponible à la Galerie Béguin.